L'Express du 14/03/2002
172 ans de drames et de passions avec Annie Rey-Goldzeiguer
1. La conquête

par Christian Makarian, Dominique Simonnet

En juin 1830, dans l'indifférence générale, la France débarque en Algérie, inaugurant plus d'un siècle de colonisation dont l'écho résonne douloureusement aujourd'hui. Qu'est-ce qui a vraiment déclenché cette soudaine conquête?

En réalité, l'histoire a commencé plus tôt... L'Algérie, le pays d'Alger, n'était pas une nation à proprement parler, mais une patrie, et dominée depuis le XVIe siècle par les Turcs, une tutelle en partie acceptée grâce à une religion commune. Depuis toujours, la France, quant à elle, nouait avec le pays d'Alger des relations commerciales, presque familiales. Les Marseillais y avaient des représentants, et, tout le long de la côte, on se livrait au commerce du corail, très apprécié en bijouterie. Mais un contentieux s'était créé. De 1793 à 1798, deux négociants d'Alger, Bacri et Busnach, vendent à crédit du blé à la France pour ravitailler les départements méditerranéens et les armées d'Italie et d'Egypte. Des tractations insolites sont menées par des grands commerçants, qui avaient leurs répondants à Marseille et à Paris. Mais la France tarde à régler toutes ses créances algériennes et l'affaire devient diplomatique lorsque le dey d'Alger s'en mêle. En 1830, cette vieille dette n'est toujours honorée qu'en partie.


D'où l'irritation du dey d'Alger, le représentant du sultan, et ce fameux coup d'éventail qu'il inflige un jour au consul de France. C'est ce qui, dit-on, déclencha la riposte des Français.

Le consul Deval est un homme taré qui joue un double jeu. Il finit par excéder le dey, qui, un jour, le pousse en effet de son chasse-mouches. L'affront crée un nouveau problème. Mais ce n'est qu'un prétexte. En réalité, en France, la Restauration vit ses derniers jours; le régime de Charles X, au bord de la faillite et de la révolution, saisit l'occasion. La bonne affaire! Quoi de mieux qu'une campagne militaire pour redorer son blason? Elle arrange bien aussi le grand commerce marseillais, qui s'est organisé en lobby à Paris et voit dans l'aventure un moyen pour sortir de son marasme. On ne songe pas encore à une conquête. On veut simplement mettre la main sur les céréales et les dattes, les troupeaux, le corail, s'installer dans les ports et drainer un commerce juteux. Le reste, on s'en moque! On est persuadé que cette terre, ce grenier à blé tant vanté par les Romains, est un eldorado, un monde de richesses, qui, de surcroît, ouvre les portes de l'Afrique.


Les Français partent donc à la conquête de l'Algérie comme autrefois les Anglais et les Espagnols à la conquête de l'Amérique.

Exactement. L'Algérie, pour les Français, c'est une autre Amérique! D'autant plus qu'ils ne se sont jamais remis de leur échec au Canada... C'est ainsi que Charles X rassemble tout ce qui peut flotter sur la Méditerranée - plus de 600 navires, 37 000 hommes - et vogue la galère! Alger tombe. La conquête commence. Pour obtenir leur reddition, les Français ont garanti aux musulmans le droit d'exercer librement leur religion. Ils trahissent immédiatement le traité. La grande mosquée de Ketchâwa est transformée en église. On entasse tous les Turcs sur des bateaux et on les envoie à Naples. Le pays se retrouve ainsi sans administration, avec une armée d'occupation. Très vite, derrière les soldats suivent les affairistes marseillais, qui vont piller la ville pendant des mois et dilapider, en particulier, le trésor du dey, avec la complicité des chefs de l'armée.


L'idée commune, longtemps rabâchée dans les écoles, était que les Français allaient «civiliser» l'Algérie.

Apporter la civilisation, en effet... En réalité, la conquête militaire est terrible. Tueries, massacres, tortures... On enfume les villages, on asphyxie les populations dans des grottes... Pour les Français, les Algériens sont tout simplement des «indigènes», des sous-hommes, que l'on aimerait bien éliminer. En 1832, près de Maison-Carrée, l'armée française extermine une tribu entière, les Ouaffia, et s'empare de leurs terres et de leurs troupeaux. Voyez aussi le zèle du général Youssouf… Ce beau jeune homme, enlevé pendant sa jeunesse, en Sardaigne, par le bey de Tunis, avait été élevé à sa cour, mais il avait dû fuir car il s'était épris d'une fille du harem. Profitant de la présence de l'armée française en Algérie, il lui offrit ses services: il parlait arabe, il était musulman. Chaque jour, il exigeait de ses hommes qu'ils lui apportent un sac... d'oreilles pour prouver qu'ils avaient fait correctement leur travail. La France a préféré oublier ces épisodes.


Mais les «indigènes» résistent. On se souvient du fameux Abd el-Kader.

L'armée française se trouve en effet face à une résistance imprévue, forgée autour de la seule chose qui reste encore aux Algériens: leur religion. La société algérienne est fragmentée, divisée en tribus. A partir de 1837, une union se réalise autour d'un homme jeune, lettré, féru de poésie: c'est Abd el-Kader, fils de Muhyi al-Din, grand marabout des tribus de l'Ouest, qui l'a fait nommer émir, lui conférant ainsi une immense influence, à la fois religieuse et politique. Après une tentative de négociation avec le général Desmichels et devant la politique offensive de l'armée française, Abd el-Kader cherche à unifier les tribus de l'Ouest algérien pour mieux résister au nom de la guerre sainte.


Déjà!

Mais oui, le jihad est dans tous les esprits. C'est un mot qui électrise. Abd el-Kader commence par négocier le partage de son territoire d'Oran, délimitant des zones pour les Français, d'autres pour les Algériens. Très vite, il sort du cadre de sa tribu, englobe les grands plateaux d'Oranie. En novembre 1839, il lance l'offensive sur la Mitidja et tend la main aux tribus de Kabylie. Il tente même de pactiser avec les confréries du Sud et de créer un embryon d'Etat, avec un gouvernement installé à Tagdempt. Mais l'individualisme algérien est très profond, et l'on admet difficilement de se soumettre à une autorité extérieure. De 1840 à 1847, la lutte se résume à un duel entre Bugeaud, conquérant et colonisateur, et Abd el-Kader. Le Maroc encourage la résistance algérienne, mais doit s'incliner après défaite et bombardements. Abd el-Kader, isolé, échoue dans sa tentative d'unification de toutes les résistances. Face aux renforts militaires envoyés par les Français, il doit céder du terrain et se replier sur les hauts plateaux. En 1843, sa smala, sa ville nomade, à la fois son gouvernement et sa capitale, est prise par l'armée française. Abd el-Kader fuit, est refoulé au Maroc. Il se rendra en 1847. Pourtant, la résistance algérienne continue.


La France, désormais, va plus loin que son projet d'occupation militaire.

Au début, il ne s'agissait que de tenir les ports, de contrôler le commerce. Mais les civils arrivent, hommes, femmes, enfants. A cette époque, il y a 25 millions d'habitants en France, seulement 3 millions en Algérie. On considère celle-ci comme un pays presque vide. Et, s'il le faut, on le videra de ses quelques habitants, pour occuper leurs terres. Des formes de propriété collective et privée existent en Algérie, avec des titres? Qu'importe! Dans la furie du brigandage, ces papiers, rédigés en arabe, sont raflés, brûlés. Un nommé Berbrugger, archiviste de formation, récupérera d'ailleurs certains des documents échappés au feu dans des grands sacs à blé et fondera la bibliothèque d'Alger. Rapidement, la ville est vidée de ses anciens habitants, qui fuient en Tunisie, en Syrie, au Maroc.


Qui sont ces colons français qui traversent la Méditerranée?

Des durs à cuire, des aventuriers, des fils de famille couverts de dettes, et également des «gants jaunes» comme on dit à l'époque, des nobles désargentés qui cherchent à recréer la féodalité qu'ils ont perdue en France, tel le baron de Vialar, qui s'installera dans la Mitidja. N'oublions pas que la France de cette époque est la France de Jean Valjean et des Misérables, un pays surpeuplé où l'on crève de faim. Une propagande s'est mise en place pour vanter les richesses de la terre algérienne, la possibilité d'obtenir facilement des concessions - il suffit de confisquer les terres des indigènes. Militaires et civils, tout le monde veut faire de bonnes affaires. Le pays est pillé et mis en coupe réglée. Pour les musulmans, la situation matérielle est catastrophique et leur culture est en train de disparaître. A Alger, presque toutes les écoles d'autrefois ont été fermées.


Dans son Rapport sur l'Algérie, en 1847, Tocqueville dresse ce constat terrible: «Nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle ne l'était avant de nous connaître.» On imagine que la France républicaine, qui naît en 1848, va changer de politique.

Eh bien, non! C'est bien la République, et non la monarchie, qui va poursuivre le travail et pousser la «populace», les artisans ruinés par la crise, les agriculteurs sans terre, vers des villages, des colonies agricoles créées de toutes pièces: on fait un plan, on établit un cadastre des concessions, on baptise le village d'un nom français et on le place sous la direction d'officiers. A chaque colon on donne un lopin de terre. Réveil au clairon, coucher au clairon. Mais les colons, qui arrivent souvent avec leur famille, sont sous-alimentés, épuisés par un voyage très rude, et n'ont pas la moindre notion d'agriculture. Les terres qu'on leur a offertes sont des pâturages à chèvres, exploités jusque-là par des semi-nomades, couverts de diss, sorte de petits palmiers qui plongent leurs racines très profondément dans le sol et ne s'arrachent donc pas facilement... Vous imaginez le résultat. Un grand nombre d'arrivants mourront de faim et à cause des épidémies.


En France, on ne se pose pas de questions?

Si. Il y a un mouvement «anti-coloniste», comme on dit à l'époque, qui souhaite un sort différent pour l'Algérie. Les saint-simoniens, notamment, ces intellectuels qui ont puisé dans la lecture de Saint-Simon une philosophie de la modernité, veulent apporter au peuple algérien autre chose que le feu et la désolation. Ils voudraient installer des lignes de chemin de fer, instituer une propriété collective solidaire, et même établir l'égalité de la femme... L'un d'eux, Ismaël Urbain, un métis guyanais élevé à Marseille et converti à l'islam en Egypte, arrive en Algérie et sert d'interprète entre les communautés. C'est dans l'armée que, vers 1845, une fois la phase de la conquête passée, cette idéologie va commencer à se diffuser.


L'armée, qui devient soudain plus démocrate que les colons? Ce n'est pas vraiment l'image que l'on en avait!

C'est pourtant le cas à ce moment-là. En Algérie, les officiers jouent un grand rôle pour promouvoir une idée démocratique. Ils ont créé des loges maçonniques très influentes, ils sont républicains et ils prônent une politique d'assimilation. Certains militaires vont même chercher à se poser en arbitres entre les civils prédateurs et les indigènes qui sont refoulés. Ils tentent de créer un «monde du contact» entre musulmans et Français, une fusion des races, et certains se marient avec des femmes indigènes.


Le prince-président, qui arrive au pouvoir en France en 1851, le futur empereur Napoléon III, n'a pas, lui, la réputation d'être un humaniste.

Et pourtant... Pour lui, la colonisation est une catastrophe, un boulet au pied de la France. L'Algérie ne doit pas être une colonie. Mais un «royaume arabe». D'où lui vient cette idée? Il a rendu visite à Abd el-Kader, alors que celui-ci, malgré les promesses que lui avaient faites les Français, était captif à Amboise; et cette rencontre l'a énormément impressionné. Napoléon III est fasciné par ce personnage qu'il considère comme un véritable interlocuteur et non comme un prisonnier. Il le fera d'ailleurs transférer en territoire musulman, en Syrie. Il est également influencé par le fameux Ismaël Urbain, qui le guide lors de son voyage en Algérie, en 1865. Napoléon III n'a aucune confiance dans les colons, qui refoulent les Algériens sur des territoires impossibles; il voudrait stopper leur progression et restituer les terres aux indigènes. C'est ainsi qu'il demande à l'armée de réaliser un relevé cadastral, tribu par tribu - un énorme travail - et qu'il fait marquer les limites des propriétés tribales avec des pierres levées, première étape du sénatus-consulte de 1863. Il veut redonner une histoire et une mémoire aux Algériens. Pour la première fois, on entend les indigènes. Pour la première fois, on les reconnaît.


Les colons, évidemment, sont furieux.

Ils nourrissent une opposition farouche à Napoléon III et ils se révoltent. A Alger, ils organisent des manifestations violentes contre l'armée, dressent des barricades - déjà! - et puis, voyant que cela ne les mène à rien, ils prennent la tangente, feignent d'aménager la réforme et trouvent une formidable astuce: organiser la propriété privée. Bien sûr, il s'agit de la proposer à tout le monde, Algériens compris. Mais ceux-ci n'ont aucun moyen d'acheter les terres. Résultat: l'ancienne propriété collective est désintégrée. La dépossession des terres peut continuer.


Et les «indigènes» ne sont toujours pas citoyens français.

Napoléon III voulait leur en donner la possibilité. Il échouera, là aussi: les colons réussissent à faire adopter le principe selon lequel la citoyenneté impose obligatoirement l'abandon du «statut personnel», dont le droit à la polygamie. Devenir français signifie ainsi pour les musulmans rompre avec leur communauté. Donc, très peu d'Algériens l'accepteront. Le rêve du royaume arabe est mort. Et, pour les Algériens, c'est une terrible désillusion: ils n'ont plus personne pour les défendre. On en trouve encore le souvenir aujourd'hui: dans le trésor de la jeune mariée, en Algérie, on n'oublie pas d'ajouter une pièce à l'effigie de Napoléon III en guise de porte-bonheur.

 

 
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172 ans de drames et de passions avec Annie Rey-Goldzeiguer
2. La colonisation

par Christian Makarian, Dominique Simonnet

Retour donc à la case départ. 1870: l'armée s'efface, les civils ont la main sur le territoire. Cette fois, alors que la France et la Prusse s'affrontent, l'Algérie, elle, entre dans la vraie colonisation.

L'Algérie passe de l'autorité des militaires à celle des colons. A Paris, dès ce moment-là, les colons vont organiser leurs lobbys de manière magistrale, faisant pression sur les hommes politiques et les députés. A chaque projet de réforme pour l'Algérie, les colons trouveront un moyen de le détourner, de le dénaturer. D'abord, ils tempêtent, manifestent, élèvent des barricades. Puis font semblant de se soumettre et démolissent pièce par pièce l'édifice. Cette fois, ils vont s'acoquiner avec les... républicains. Une liaison contre nature entre la gauche et les colonisateurs, qui montrera ensuite une continuité remarquable.


Sur place, le régime colonial bat son plein.

Oui. Le territoire a été divisé en trois départements français, trois préfectures, avec des municipalités et une administration exactement semblable à celle de la France dès 1848. En pleine terre d'islam, on trouve des villages avec leur place, leur église et leur école. Mais les deux communautés sont plus que jamais séparées. Après 1870, les Français veulent raser tout ce qui avait été fait par le régime de Napoléon III. Depuis l'abolition du régime militaire, les civils plastronnent et écrasent les indigènes de leur mépris. En 1867, ces derniers ont connu un autre drame: 500 000 personnes, presque exclusivement indigènes (sur une population totale de 3,5 millions), sont mortes de la famine et des maladies. Cela a commencé par une épizootie, puis la variole, le typhus, la typhoïde ont suivi... Des tribus entières ont disparu. On a vu les routes du Sud jalonnées de cadavres d'êtres humains et d'animaux. Seule la Kabylie a été épargnée et a aidé les survivants.


C'est là que de nouveaux colons arrivent, des Alsaciens notamment, qui vont s'implanter.

C'est un mythe! Après la prise de l'Alsace et de la Lorraine par les Prussiens, beaucoup d'Alsaciens sont en effet venus tenter leur chance en Algérie, s'installant notamment sur les terres que l'on avait prises aux tribus en révolte. Mais la plupart sont repartis, ne supportant pas les conditions de vie.


Et le fameux décret Crémieux, qui, en 1870, naturalise français les juifs d'Algérie?

Dieu sait qu'il va faire couler de l'encre! Adolphe Crémieux, ministre de la Justice, qui effectuait de très nombreux voyages en Algérie, leur donne le régime civil et la citoyenneté française. La mesure a surtout pour objet de donner aux républicains, qui sont au plus bas à ce moment-là, un électorat supplémentaire de 30 000 personnes. Mais elle permettra aux juifs d'Algérie de s'intégrer au fil des années dans la communauté française.


Dans cette période, on sait qu'il y aura encore une tentative de révolte, celle de la Kabylie, qui se terminera dans le drame.

Oui. El-Mokrani, qui appartenait à l'aristocratie algérienne, entraîne avec lui el-Haddad, cheikh de la confrérie des rahmaniyya, qui tenait en main le peuple kabyle. Or, une confrérie n'est pas seulement une organisation religieuse. C'est une association de frères où on trouve tout - auberge, hôtellerie, université, secours, orphelinat - et qui se donne des rites spécifiques symbolisés par le chapelet et des mots de passe religieux, alliant ainsi l'islam populaire et l'islam mystique. On ne dira jamais assez le rôle essentiel que les confréries ont joué: ce sont elles qui ont conservé l'identité des Algériens. La lutte des oulémas contre les confréries sera l'une des racines de l'islamisme actuel... Le noble el-Mokrani et le cheikh el-Haddad, donc, se révoltent. Une répression terrible s'abat sur la Kabylie. Une fois encore, villages brûlés, populations massacrées... El-Mokrani se laissera tuer et tout le système pyramidal kabyle s'effondrera. Les Kabyles vont y perdre sinon leur vie, du moins leurs terres, leur liberté, sinon leur identité.


La IIIe République veut pourtant l'assimilation de la population algérienne.

Oui. La volonté civilisatrice de la France semble réelle, cette fois. On va notamment créer des écoles. Jules Ferry, que l'on voit à tort comme un méchant colonialiste, écrira à la fin de sa vie une critique terrible de la colonisation, dans laquelle il dénonce l'appétit féroce des colons. Pour lui, c'est l'école qui fait la République. Avec des instituteurs français, les petits indigènes commencent alors à apprendre qu'il y a deux mille ans leur pays s'appelait la Gaule et que ses habitants étaient les Gaulois. Ainsi, au tournant du siècle, la colonisation continue. On modernise, on construit des chemins de fer, on aménage les villes. Le niveau de vie de certains Algériens s'élève. Mais, dans les campagnes, le fellah, comme les colons, reçoit de plein fouet les crises agricoles. A cause de la crise du phylloxéra en France, on a planté des vignes en Algérie, ce qui favorise les grands propriétaires.


L'assimilation se réalise-t-elle enfin?

Un espoir est né. Dès le début du XXe siècle s'est créé un corps d'instituteurs indigènes, formés dans une école normale, l'école de la Bouzarea, qui deviennent les plus fidèles supporters de l'assimilation. Ils parlent un français du XVIIIe siècle plein de charme et veulent transmettre aux enfants indigènes leur admiration passionnée pour la France. Ils créeront en 1922 une revue, La Voix des humbles, organe de liaison entre les instituteurs d'origine indigène. La France qui les fascine, c'est une France mythique, idéalisée, celle de l'intelligence, de la solidarité, de la démocratie. C'est celle de Victor Hugo - ils ont tous lu Les Misérables. Mais elle ne ressemble pas à la France des colons.


Ces intellectuels algériens sont d'une certaine manière plus français que les Français.

Tout à fait. Ils vouent à l'idéal français une fascination qui marquera d'une manière indélébile des générations d'Algériens. Ils croient vraiment à l'assimilation, tout en se sentant profondément musulmans. Et, grâce à eux, les jeunes Algériens acceptent l'idée que la France peut leur apporter quelque chose de meilleur. A ce moment-là, il aurait donc été possible de concilier les deux communautés, d'inventer un monde mixte, ce qu'Albert Camus a appelé le «troisième camp». Si la France avait donné aux Algériens la possibilité de devenir vraiment des citoyens, cela aurait pu se produire. Une belle utopie...


Pourquoi ne saisit-on pas cette occasion?

Clemenceau va le tenter en 1919. Pendant la Première Guerre mondiale, les Algériens, qui n'étaient pourtant pas citoyens français, se sont fait tuer par dizaines de milliers au nom de la France dans la Somme ou à Verdun. Jugeant qu'ils avaient largement payé le prix, Clemenceau tente une grande réforme pour permettre l'intégration des élites algériennes en leur donnant la citoyenneté. Une fois encore, les anciens «colonistes» réagissent violemment. Le projet de Clemenceau échoue. Et, une fois encore, le vieux rêve du troisième camp retombe.


Le monde a changé, pourtant, il s'est modernisé. Malgré cela, l'Algérie reste toujours figée, coupée en deux?

La modernisation a, au contraire, pour effet d'accentuer le fossé entre les indigènes et les colons. Jusque-là, ces derniers avaient besoin des Algériens, avec qui ils nouaient des rapports paternalistes, pour travailler dans les propriétés agricoles. Avec la mécanisation, les rapports se distendent et la condition de la population indigène devient encore plus difficile. Le chômage est endémique... L'émigration vers la France a également commencé. Des Kabyles en reviennent avec une autre mentalité, ils ont parfois connu les luttes syndicales, parfois des femmes françaises... Mais il y a autre chose. Grâce aux progrès de la médecine, les Algériens, au début réticents, finissent par accepter la vaccination. Leur espérance de vie s'élève, la mortalité infantile diminue, et la population algérienne augmente bien plus vite que celle des colons. Ceux-ci en sont terrifiés. On craint le débordement indigène et déjà on avance l'expression de «seuil de tolérance». Les deux communautés sont plus que jamais opposées.

 

 
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172 ans de drames et de passions avec Annie Rey-Goldzeiguer
3. La rupture

par Christian Makarian, Dominique Simonnet

Un siècle après la conquête, le pays est donc toujours coupé en deux. L'Algérie n'arrive pas à être française.

L'assimilation, pourtant, a fait son chemin. En France, on célèbre le centenaire comme si l'histoire de l'Algérie avait commencé en 1830, on habitue les Français à consommer colonial - «Y'a bon Banania!» - et on présente les colonies comme des terres à civiliser, à éduquer. De leur côté, certains Algériens tentent de ranimer l'idée du monde médian. Ils veulent la citoyenneté, l'égalité. En 1936, le Congrès musulman, qui réunit à Alger les forces religieuses et politiques, se déclare en faveur de l'assimilation. A Paris, un projet, connu sous le nom de Blum-Viollette, est élaboré pour donner la citoyenneté à 30 000 personnes. Immédiatement, les colons s'y opposent: manifestations violentes, propagande intensive en France... Blum, alors en situation difficile, préfère renvoyer l'affaire aux calendes grecques. A son tour, le Front populaire a échoué sur la question algérienne. Pourtant, les Algériens l'avaient voulue, cette assimilation, ils en avaient rêvé, ils étaient prêts. Une fois encore, ils doivent déchanter. Une fois encore, l'espoir retombe.


Et c'est donc par déception que les Algériens vont commencer à se tourner vers autre chose: l'idée séparatiste.

Oui, la déception sera terrible, et la coupure, définitive. L'idée nationaliste est née après la Première Guerre mondiale. Le Parti communiste, d'abord, implanté en Algérie, avait tenté d'organiser les «Nord-Africains» en créant sa section coloniale. Il avait recruté un personnage clef, Messali Hadj, fils de cultivateurs de Tlemcen, qui avait fait son service militaire à Bordeaux et était plein d'admiration pour la société française. Dans la France des années 20, celui-ci a compris que le mot «exploitation», que l'on manie dans les milieux syndicaux, peut s'appliquer non seulement au patron envers son employé, mais aussi au colonisateur envers le colonisé. Messali Hadj va devenir le chef du mouvement algérien l'Etoile nord-africaine, créé en 1926 et, en 1937, devant une immense foule rassemblée dans un stade d'Alger, il prononce pour la première fois le mot d'indépendance. Prenant dans ses mains un peu de terre, il déclare: «Cette terre n'est pas à vendre. C'est la nôtre!»


En mai 1940, quand la France défaite s'enfonce dans le pétainisme, comment réagit l'Algérie?

Pour les Français d'Algérie, c'est d'abord une consternation de convenance. Le mythe de la puissance française s'effondre. Ils pleurent les malheurs de la métropole. Et puis, le choc passé, ils se réjouissent. L'échec, disent-ils, ce n'est pas celui de la France, mais de l'anti-France, du Front populaire, qui menaçait leurs privilèges, de la gauche progressiste, qui avait failli faire leur malheur avec ce projet Blum-Viollette. Tout cela est désormais écarté. Enfin, on va pouvoir rétablir l'ordre colonial! Travail, famille, patrie... Le monde colonial se pâme d'admiration devant Pétain, ce vieillard qui a su redonner à la France le sens du devoir.


Vous voulez dire que les Français d'Algérie se reconnaissent naturellement dans l'idéologie pétainiste?

Exactement. Ils vont pouvoir mettre en pratique ce racisme profond qui est finalement l'unique idéologie pied-noir. Pétain est la «divine surprise». 95% des Français d'Algérie y adhèrent, y compris ceux de gauche. A l'exception, évidemment, des réprouvés, sanctionnés par le nouveau régime, les communistes, les francs-maçons, les juifs. Le décret Crémieux est aboli. Les juifs perdent brutalement leur citoyenneté. L'historien André Nouschi raconte comment, alors qu'il allait réclamer sa carte d'identité, on lui a appris qu'il n'était plus qu'un «sujet français», un indigène lui aussi, un sous-homme en somme. Un service spécial des affaires juives est créé sous la direction de Pierre Gazagne: les «suspects» sont envoyés dans des camps de travail dirigés par la Légion, employés aux travaux forcés pour la construction du Transsaharien, retenus dans des conditions d'hygiène effroyables, torturés à la moindre peccadille. Les biens et les entreprises juifs sont «aryanisés», confisqués et confiés à des syndics français qui empochent les bénéfices. On interdit même l'école à quantité d'enfants juifs, ce qu'on n'a pas fait en France. Et tout cela est mené avec la bénédiction du clergé. Les Français d'Algérie célèbrent la Révolution nationale du Maréchal, qui les préserve à la fois de l'occupation allemande, de la concurrence juive et du nationalisme arabe!


Quel est alors le sort des musulmans?

Ils ont, bien sûr, versé leur sang aux côtés des soldats français pendant la «drôle de guerre». Mais la plupart d'entre eux restent spectateurs des événements. Seul Ferhat Abbas, farouche assimilationniste, envoie un mémorandum à Pétain pour lui demander de s'occuper du sort des musulmans. Il reçoit un accusé de réception promettant que le Maréchal se penchera sur la question. En vain. La requête de Ferhat Abbas restera sans suite. En revanche, l'Etat français aura ses musulmans de service, situés au premier plan des manifestations patriotiques et arborant leurs décorations pendantes. Pour l'essentiel, le régime de Vichy fige les choses; plus rien ne bouge.


Est-il exact qu'il y a eu dans ces années-là une certaine fascination arabe pour le régime nazi?

C'est certain. Certains Algériens ont vu dans l'occupation allemande la possibilité d'être aidés contre l'occupation française. Un groupe dissident du Parti populaire algérien (PPA), appelé Carna (Comité d'action révolutionnaire nord-africain), prend même contact avec les Allemands, dès 1939, afin de bénéficier d'un soutien et de recevoir des armes. Messali Hadj désavoue ses membres et les exclut du PPA. Mais, chez les jeunes, l'apparition de Hitler dans les salles de cinéma est saluée par des tonnerres d'applaudissements. On ne peut pas nier cette vérité. Du reste, les Allemands vont libérer les prisonniers politiques algériens détenus en France. La propagande nazie à l'intention des Maghrébins est très intense. L'Algérien Mohammed El-Maadi et le Tunisien Abderrahmane Yassine prêtent leurs voix à des émissions en arabe et en kabyle à destination de l'Algérie et de la Tunisie. Les Allemands recrutent de nombreux volontaires maghrébins dans le cadre de l'organisation Todt. A ce moment-là, l'émigration algérienne vers la France devient très importante. Et la Légion des volontaires français se dote d'une branche maghrébine qui va jouer un rôle notable au Proche-Orient et jusqu'en Crimée.


C'est dans ce contexte que l'Algérie, qui n'a jamais eu d'importance stratégique internationale, va soudain devenir une base essentielle de la Seconde Guerre mondiale.

Oui, avec l'arrivée des Américains. Roosevelt a mis sur pied un débarquement en Afrique du Nord pour partir à la conquête de l'Europe par le sud. A première vue, l'Algérie n'est qu'un théâtre d'opérations: le 8 novembre 1942, «Allô, Robert, Franklin arrive», selon le code choisi pour annoncer le débarquement. Mais, en réalité, c'est un événement déterminant pour la suite. Les Français n'ont absolument pas saisi la portée de cette journée. Pendant vingt-quatre heures, il y a des échanges de coups de feu et des victimes: obéissant à Vichy, les Français répliquent comme ils peuvent au déferlement. Mais les combats s'arrêtent très vite. Les Américains n'ont aucun mal à entrer à Alger. Là, c'est la stupeur! On voit des Noirs et des Blancs marcher ensemble, et on s'étonne devant ces boys décontractés assis sur des drôles de véhicules, les Jeep. Est-ce que vous imaginez le contraste avec une armée française encore équipée de bandes molletières? Alger est fascinée, d'autant plus que les GI distribuent chewing-gums, chocolat et pain blanc. Derrière ces images, quelle est la réalité profonde? Pour la deuxième fois en trois ans, la fameuse armée française reçoit une raclée! Mais, cette fois, cela se passe directement sous les yeux des Algériens. Ils constatent qu'un nouvel occupant vient d'arriver sur leur sol. Au vu et au su de tous, les décisions ne sont plus prises par des Français, mais par des Américains. Les Algériens touchent du doigt la vulnérabilité et l'effondrement français. Une révolution intellectuelle s'opère: les Algériens se mettent à penser que le moment est venu de réagir.


Comment vont-ils réagir?

On voit la montée en force de nouvelles figures, comme Lamine Debaghine, jeune et brillant médecin, qui s'impose à la tête du PPA. Le PPA avait été fondé par Messali Hadj en 1937, après la dissolution de l'Etoile nord-africaine - décidée par le gouvernement Blum, eh oui! pour cause d'idéologie séparatiste. Résultat, le PPA se radicalise et parle d'emblée d'indépendance. Sous l'autorité de Lamine Debaghine, ce parti exprime, dès l'arrivée des Américains, le regret d'avoir manqué une occasion historique en vue de l'indépendance. A partir de là, le PPA n'aura de cesse de revenir sur ce qu'il considère comme une grave erreur. De l'autre côté de l'échiquier algérien, on trouve les «associationnistes» autour de Ferhat Abbas, et les oulémas, le parti religieux, en principe apolitique mais qui va finir par s'investir dans la lutte nationale.


Darlan, Giraud, de Gaulle... Après l'arrivée des Américains, une inquiétude s'empare au sommet. Quelle est l'attitude des Algériens face à ce désordre qui saisit le pouvoir?

Le fait de voir les Français s'entre-déchirer, voire s'entre-tuer, achève de discréditer la France et nourrit l'aspiration à l'indépendance. Prenez l'assassinat de Darlan, en décembre 1942. C'est un épisode lamentable qui projette sur le devant de la scène le comte de Paris, lequel vivait en exil au Maroc. A la faveur de la pagaille politique, ce dernier est sollicité pour une restauration monarchique, avec le titre potentiel de «lieutenant général du royaume», par une brochette de politiciens, dont certains avaient même préparé l'arrivée des Américains. Ajoutez à cela la querelle entre Giraud, qui a l'obsession d'être commandant en chef des armées, et de Gaulle, qui n'est même pas informé du débarquement allié et va se rendre à Alger seulement en mai 1943. Quant aux Américains, leur image de libérateurs s'effrite dès lors qu'ils réquisitionnent les plus belles villas et montrent qu'ils ne manquent de rien alors que la faim sévit dans les rues d'Alger.


Tout de même, de Gaulle va rapidement prendre le dessus...

Effectivement. Alors que Giraud, imposé à la tête de l'Algérie par les Américains, le reçoit de manière glaciale et exige une réception en catimini, les partisans du Général présents à Alger - notamment Louis Joxe et René Capitant - rassemblent en secret des sympathisants gaullistes. Résultat, de Gaulle fait un triomphe et finit acclamé par la foule. Roosevelt, conscient de la nullité de Giraud, lui envoie Jean Monnet comme éminence grise et lui impose de rétablir la légalité républicaine en échange d'un armement moderne. Giraud s'incline et prononce un discours écrit par Monnet, dans lequel il annonce des mesures démocratiques qui vont immédiatement effrayer les Français d'Algérie. Giraud ne fera pas long feu. Lui succèdent les résistants, fin 1943, qui fondent le CFLN (Comité français de libération nationale). C'est la réapparition des assemblées délibératives, des partis politiques, le retour de leaders venus de France et, surtout, la libération des communistes des camps de concentration du Sud algérien.


Dans cette période, qui précède de peu la Libération, est-ce que l'Algérie entre en ligne de compte dans les rangs de la France libre?

Oui, mais pour une seule raison: on a besoin, du point de vue gaulliste, de faire la preuve que la France est encore une grande nation, capable de se relever. Et, notamment, de disposer de nouveau d'une armée puissante. Or les pieds-noirs vont beaucoup contribuer à cette nouvelle armée: les jeunes, en particulier, se sont engagés en masse dans les corps francs d'Afrique, qui vont participer activement à la libération de la Tunisie. La moitié des engagés périront, notamment durant la prise de Bizerte, contre les blindés allemands. Et ce sont eux qui entreront les premiers à Bizerte. Même si les Forces françaises libres, qui s'étaient battues vaillamment en Tripolitaine, en particulier à Bir Hakeim, leur volent la vedette lors du défilé victorieux à Tunis, en mai 1943. L'armée d'Algérie se modernise avec le matériel américain, se gonfle par la mobilisation des jeunes classes des deux communautés; elle saura s'illustrer sur les théâtres italiens.

 

 
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L'Express du 14/03/2002
172 ans de drames et de passions avec Annie Rey-Goldzeiguer
4. La haine

par Christian Makarian, Dominique Simonnet

C'est dans le contexte du retour à la paix que s'enclenche un engrenage particulièrement sanglant. Avec le sursaut français, les autorités d'Alger se montrent de nouveau intransigeantes envers les musulmans. Que se passe-t-il?

Fin avril 1945, le fameux Pierre Gazagne, secrétaire du gouvernement général dirigé par Yves Chataigneau, profite de l'absence de celui-ci pour exiler Messali Hadj et arrêter les dirigeants du PPA, dangereux séparatistes, au moment où la France, ruinée, a besoin de son empire pour revendiquer son titre de grande puissance.... Dès lors, l'atmosphère va se détériorer, jusqu'au drame du 8 mai 1945.


Le jour de la victoire des Alliés contre les nazis!

Oui. A Sétif, capitale du nationalisme montant, les Algériens se joignent au défilé des Français qui se rendent vers le monument aux morts. C'est mardi, jour du souk, et un grand nombre de montagnards sont présents. Un jeune ouvrier déploie le drapeau vert-blanc-rouge, symbole de l'indépendance. La police veut s'en emparer et tire. C'est la panique. Les montagnards, qui croient au traquenard, se ruent sur la ville française et massacrent avec des couteaux de boucher et des bâtons. Parmi les victimes, on trouve des modérés du «troisième camp», tels le maire de Sétif, ou Albert Denier, le secrétaire du Parti communiste, qui aura les deux mains tranchées.


Et c'est l'escalade.

Oui. Le même soir, à Guelma, à 160 kilomètres de là, le commissaire de police Achiari, gaulliste de la première heure, connu pour ses interrogatoires «spéciaux» de militants communistes, à qui de Gaulle a offert le poste de sous-préfet, fait tirer sur les manifestants, arme les Français et les lance dans une répression effroyable: c'est la chasse aux «merles». L'un des Français dira: «J'ai tué 83 merles.» Peu importent l'âge, le sexe. On tue, on exécute... «Ce sont nos frères qu'on assassine!» crient les Algériens, qui descendent des montagnes pour épauler leurs frères... La répression va s'étendre à toute région et durer deux mois. L'aviation et la marine françaises bombardent les attroupements au jugé. Il y aura des milliers de victimes.


Ces événements ont longtemps été tus en France.

On les a volontairement laissés dans l'ombre. A la demande du gouverneur Chataigneau, le commissaire de police Bergé rédigera deux rapports (à Guelma, il a vu de ses yeux les charniers) qui seront ignorés. Peu après, le général Tubert sera envoyé à son tour pour enquêter. Un ordre venu de Paris lui interdira de continuer: il émane du général de Gaulle lui-même! Le silence se fait. Le Parti communiste se tait lui aussi. A la fin de la guerre d'Algérie, les archives civiles relatant les événements seront expédiées par navires de guerre, puis verrouillés au centre d'Aix-en-Provence. En 1985, grâce au conservateur - qui sera sanctionné pour cette initiative - j'ai pu consulter les rapports de Bergé: c'est le document le plus bouleversant que j'ai jamais lu de toute ma vie de chercheur. Quant aux archives militaires, partiellement ouvertes en 1990, elles ont été nettoyées: la correspondance du général Raymond Duval, commandant de la division du Constantinois en 1945, a été tronquée de la période du 8 au 11 mai. Nous ne sommes toujours pas capables de regarder notre histoire en face.


Les événements de 1945 ont lourdement pesé dans les années suivantes.

Bien sûr! Car avec eux disparaît tout espoir de réconciliation entre les deux communautés. Le jour où la Seconde Guerre mondiale se termine, en voyant les chapelets de bombes lancées par l'armée française sur la Petite Kabylie, en entendant les bruits sourds des canons de marine, on comprend en Algérie que toutes les illusions sont perdues. Entre Français et Algériens, il y a désormais un flot de sang. Tout est fini. Le «monde du contact», c'est une utopie. Ce jour-là, en leur for intérieur, nombre d'Algériens décident de se battre pour l'indépendance.


C'est en fait le vrai début de la guerre d'Algérie.

Absolument. La guerre d'Algérie a commencé le 8 mai 1945.

 

 
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172 ans de drames et de passions avec Annie Rey-Goldzeiguer
5. La guerre

par Christian Makarian, Dominique Simonnet

La IVe République établit pourtant une nouvelle Constitution, qui associe les colonies dans l'Union française et prévoit pour elles des formes d'autonomie. De tout cela l'Algérie ne profite pas.

Le gouvernement français veut pacifier l'Algérie. En mars 1946, l'amnistie cherche à effacer le traumatisme des «événements» et à permettre aux deux communautés de vivre ensemble: les détenus algériens sont libérés. La poussée à gauche du corps électoral français permet d'envisager des mesures démocratiques. Or le statut de l'Algérie de 1947 est pour le moins conservateur: il rejette l'option fédéraliste, affirme la souveraineté française sur un «groupe de départements» et crée une Assemblée algérienne en apparence paritaire. Français d'Algérie et Algériens condamnent ces mesures: «Caricature de statut!» dénonce Ferhat Abbas. La pression des colons aboutit au rappel d'Yves Chataigneau; il est remplacé comme gouverneur général par un socialiste nationaliste, Marcel-Edmond Naegelen. Ce dernier est resté dans l'histoire comme le maître du truquage électoral. Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), héritier du PPA, semblant capable d'arracher un triomphe aux élections du printemps 1948, il organise le bourrage des urnes et, le 3 avril, veille du premier tour, 32 candidats du MTLD sur 49 sont arrêtés. Dès lors, tout dialogue est impossible. Chaque camp se prépare. Les autorités exercent, contre les partis politiques algériens et les syndicats, des méthodes policières violentes, la fraude politique et déjà... la torture, sous couvert d'une panoplie juridique répressive. Dès lors, les nationalistes algériens sont traqués, arrêtés, torturés. «Y a-t-il une Gestapo algérienne?» interpelle, le 6 décembre 1951, Claude Bourdet, dans un article retentissant de France Observateur. Les Français ont commis une faute politique majeure. Cette fois, il n'y a plus qu'une solution pour les Algériens: le séparatisme.


Ils vont donc entrer dans une opposition armée.

Oui. Le parti se divise en deux camps: les centralistes, qui songent encore à jouer un rôle municipal, et les messalistes, partisans de l'action, qui en ont assez de ces intellectuels bavards qui n'agissent pas. Certains d'entre eux créent, en 1947, l'Organisation spéciale, embryon d'armée secrète. En 1950, elle sera découverte, traquée. Ses membres, appelés les «lourds», entrent dans la clandestinité. Rassemblés au sein d'une nouvelle organisation, le Crua (Comité révolutionnaire d'unité et d'action), qui deviendra le Front de libération nationale (FLN), ils se décident à frapper fort. Le 1er novembre 1954, ils déclenchent une vague d'attentats dans toute l'Algérie pour prouver que la révolte est désormais nationale et ne se cantonne plus à Sétif ou à Guelma. Contrairement à ce que prétend aujourd'hui l'historiographie algérienne, le 1er novembre n'est pourtant pas le résultat d'un mouvement de masse, mais celui d'une poignée d'activistes qui auraient pu être submergés si l'armée française n'avait pas fait l'erreur de se focaliser sur les Aurès. Désormais, l'armée va se trouver face au FLN et à sa branche armée, l'ALN (Armée de libération nationale).


En février 1955, Mendès France est renversé par la droite, alliée aux centristes et au PCF, qui refusent son programme d'ouverture pour l'Algérie. L'ultime solution politique échoue.

Oui. Les députés votent l'état d'urgence, qui renforce le pouvoir de l'armée dans toute l'Algérie et permet l'ouverture des premiers camps d'internement pour les rebelles. Ceux-ci, venus pour la plupart du Constantinois, ont en mémoire le désastre de 1945, ils connaissent le maquis et comprennent qu'ils doivent mobiliser le monde rural. N'est-ce pas lui qui a toujours fait reculer les Français? Le 20 août 1955, sous l'impulsion du FLN, des milliers de fellahs déferlent sur Philippeville et se livrent à d'horribles massacres contre les Européens. Soustelle, écœuré, laisse l'armée riposter. La terrible répression qui suit entraîne le développement des maquis. Désormais, c'est la lutte à mort entre Algériens et Français.


Suivront sept années terribles, une histoire à part entière que nous n'aborderons pas ici, une guerre qui n'a pas voulu dire son nom. D'une certaine manière, les militaires l'ont gagnée. Mais la France l'a perdue.

A Paris, les lobbys politiques pieds-noirs étaient très puissants. Et puis on croyait que si l'Algérie française disparaissait l'économie de la France en serait très atteinte. Il y avait le pétrole, les expériences nucléaires au Sahara... On a donc pensé que l'armée résoudrait le problème. En 1962, la bataille militaire était en effet presque gagnée, les maquis étaient pratiquement supprimés. Mais les Français avaient échoué sur le plan politique: l'ensemble des Algériens étaient unis. Et le contexte international et arabe a joué. Mis au ban de l'opinion internationale, on ne pouvait pas tenir longtemps. L'opinion française a viré et a soutenu le désengagement voulu par de Gaulle pour affirmer sa politique européenne.


Massacres, viols, torture organisée, exterminations... Quarante ans après, on n'en finit pas de découvrir la barbarie - exercée des deux côtés - qui a caractérisé ces sept années.

Tout est né de la peur. La peur qui rend imbécile, qui rend fou. Depuis 1945, la communauté européenne avait peur d'être submergée par le nombre des Algériens, peur d'être isolée dans les fermes, peur du voisin, de l'épicier du quartier, peur d'être égorgé «comme des moutons à l'abattoir»... La peur et la violence sont consubstantielles de la colonisation. On commence par faire peur, et on finit par avoir peur. Alors, on crie vengeance, on demande des exécutions publiques, des camps d'internement, on légitime les massacres. L'OAS s'est calquée sur l'OS des Algériens. La violence a toujours existé en Algérie: ce peuple de montagnards qui avaient la vie très dure ne faisait pas grand cas des vies humaines, et il a exercé sur les populations européennes et musulmanes une terrible violence: meurtres, massacres, viols, incendies... Mais nous, Français, nous avons aussi appris aux Algériens des formes de torture sophistiquées, la baignoire, l'électricité, qui venaient de la Gestapo... Pendant la guerre, on savait tout cela. Je faisais moi-même partie d'un petit groupe qui dénonçait les crimes et la torture. Tout le monde a fermé les yeux et les oreilles.


Les quarante ans d'Algérie algérienne qui ont suivi ont continué dans la barbarie. Pensez-vous que la France en porte une bonne part de responsabilité?

Je crois que nous avons contaminé gravement les Algériens. Nous leur avons appris que l'on pouvait jouer avec la démocratie, la truquer, la trahir. Nous avons été d'excellents professeurs d'antidémocratie. La guerre d'Algérie, en éliminant les élites, a empêché l'avènement d'une société algérienne démocratique. On ne sait pas ce que veut dire «démocratie» en Algérie. D'autre part, la disparition des confréries, contre lesquelles se sont battus les oulémas, a joué elle aussi. Elles étaient le dernier moyen de canaliser le sentiment religieux. Alors, quand la jeunesse n'a plus d'espoir, quand le pays tangue au gré des désirs de chaque dirigeant, quand la médiocratie gagne, il ne reste qu'une chose: la religion exploitée par les fondamentalistes. Ils ont établi un réseau qui a enserré le pays. On en est là aujourd'hui.


Cent soixante-douze années de passions et de drames entre la France et l'Algérie... C'est long. Les deux pays retrouveront-ils un jour des relations saines?

Je me suis battue toute ma vie pour cela, et je crois même avoir contribué à établir quelques liens entre les intellectuels. Aujourd'hui, il serait important pour l'Algérie, confrontée à cette terrible violence, de comprendre l'histoire de ses relations avec la France, de s'interroger sur les racines de son indépendance et d'en tirer des conclusions pour établir une véritable démocratie. La France, de son côté, a encore du mal à regarder la vérité en face. Peut-être les jeunes, dont les parents n'ont pas parlé et qui se posent des questions, nous obligeront-ils à reconnaître les erreurs et les horreurs du passé? Mais je ne crois pas aux repentances ni aux mea culpa. L'histoire ne se rachète pas.

 

 
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