L'Express du 14/03/2002 En réalité, l'histoire a commencé plus tôt... L'Algérie, le
pays d'Alger, n'était pas une nation à proprement parler, mais une
patrie, et dominée depuis le XVIe siècle par les Turcs, une tutelle en
partie acceptée grâce à une religion commune. Depuis toujours, la
France, quant à elle, nouait avec le pays d'Alger des relations
commerciales, presque familiales. Les Marseillais y avaient des représentants,
et, tout le long de la côte, on se livrait au commerce du corail, très
apprécié en bijouterie. Mais un contentieux s'était créé. De 1793 à
1798, deux négociants d'Alger, Bacri et Busnach, vendent à crédit du blé
à la France pour ravitailler les départements méditerranéens et les
armées d'Italie et d'Egypte. Des tractations insolites sont menées par
des grands commerçants, qui avaient leurs répondants à Marseille et à
Paris. Mais la France tarde à régler toutes ses créances algériennes
et l'affaire devient diplomatique lorsque le dey d'Alger s'en mêle. En
1830, cette vieille dette n'est toujours honorée qu'en partie.
Le consul Deval est un homme taré qui joue un double jeu. Il
finit par excéder le dey, qui, un jour, le pousse en effet de son
chasse-mouches. L'affront crée un nouveau problème. Mais ce n'est qu'un
prétexte. En réalité, en France, la Restauration vit ses derniers
jours; le régime de Charles X, au bord de la faillite et de la révolution,
saisit l'occasion. La bonne affaire! Quoi de mieux qu'une campagne
militaire pour redorer son blason? Elle arrange bien aussi le grand
commerce marseillais, qui s'est organisé en lobby à Paris et voit dans
l'aventure un moyen pour sortir de son marasme. On ne songe pas encore à
une conquête. On veut simplement mettre la main sur les céréales et les
dattes, les troupeaux, le corail, s'installer dans les ports et drainer un
commerce juteux. Le reste, on s'en moque! On est persuadé que cette
terre, ce grenier à blé tant vanté par les Romains, est un eldorado, un
monde de richesses, qui, de surcroît, ouvre les portes de l'Afrique.
Exactement. L'Algérie, pour les Français, c'est une autre Amérique!
D'autant plus qu'ils ne se sont jamais remis de leur échec au Canada...
C'est ainsi que Charles X rassemble tout ce qui peut flotter sur la Méditerranée
- plus de 600 navires, 37 000 hommes - et vogue la galère! Alger tombe.
La conquête commence. Pour obtenir leur reddition, les Français ont
garanti aux musulmans le droit d'exercer librement leur religion. Ils
trahissent immédiatement le traité. La grande mosquée de Ketchâwa est
transformée en église. On entasse tous les Turcs sur des bateaux et on
les envoie à Naples. Le pays se retrouve ainsi sans administration, avec
une armée d'occupation. Très vite, derrière les soldats suivent les
affairistes marseillais, qui vont piller la ville pendant des mois et
dilapider, en particulier, le trésor du dey, avec la complicité des
chefs de l'armée.
Apporter la civilisation, en effet... En réalité, la conquête
militaire est terrible. Tueries, massacres, tortures... On enfume les
villages, on asphyxie les populations dans des grottes... Pour les Français,
les Algériens sont tout simplement des «indigènes», des sous-hommes,
que l'on aimerait bien éliminer. En 1832, près de Maison-Carrée, l'armée
française extermine une tribu entière, les Ouaffia, et s'empare de leurs
terres et de leurs troupeaux. Voyez aussi le zèle du général
Youssouf… Ce beau jeune homme, enlevé pendant sa jeunesse, en
Sardaigne, par le bey de Tunis, avait été élevé à sa cour, mais il
avait dû fuir car il s'était épris d'une fille du harem. Profitant de
la présence de l'armée française en Algérie, il lui offrit ses
services: il parlait arabe, il était musulman. Chaque jour, il exigeait
de ses hommes qu'ils lui apportent un sac... d'oreilles pour prouver
qu'ils avaient fait correctement leur travail. La France a préféré
oublier ces épisodes.
L'armée française se trouve en effet face à une résistance
imprévue, forgée autour de la seule chose qui reste encore aux Algériens:
leur religion. La société algérienne est fragmentée, divisée en
tribus. A partir de 1837, une union se réalise autour d'un homme jeune,
lettré, féru de poésie: c'est Abd el-Kader, fils de Muhyi al-Din, grand
marabout des tribus de l'Ouest, qui l'a fait nommer émir, lui conférant
ainsi une immense influence, à la fois religieuse et politique. Après
une tentative de négociation avec le général Desmichels et devant la
politique offensive de l'armée française, Abd el-Kader cherche à
unifier les tribus de l'Ouest algérien pour mieux résister au nom de la
guerre sainte.
Mais oui, le jihad est dans tous les esprits. C'est un mot qui électrise.
Abd el-Kader commence par négocier le partage de son territoire d'Oran, délimitant
des zones pour les Français, d'autres pour les Algériens. Très vite, il
sort du cadre de sa tribu, englobe les grands plateaux d'Oranie. En
novembre 1839, il lance l'offensive sur la Mitidja et tend la main aux
tribus de Kabylie. Il tente même de pactiser avec les confréries du Sud
et de créer un embryon d'Etat, avec un gouvernement installé à
Tagdempt. Mais l'individualisme algérien est très profond, et l'on admet
difficilement de se soumettre à une autorité extérieure. De 1840 à
1847, la lutte se résume à un duel entre Bugeaud, conquérant et
colonisateur, et Abd el-Kader. Le Maroc encourage la résistance algérienne,
mais doit s'incliner après défaite et bombardements. Abd el-Kader, isolé,
échoue dans sa tentative d'unification de toutes les résistances. Face
aux renforts militaires envoyés par les Français, il doit céder du
terrain et se replier sur les hauts plateaux. En 1843, sa smala, sa ville
nomade, à la fois son gouvernement et sa capitale, est prise par l'armée
française. Abd el-Kader fuit, est refoulé au Maroc. Il se rendra en
1847. Pourtant, la résistance algérienne continue.
Au début, il ne s'agissait que de tenir les ports, de contrôler
le commerce. Mais les civils arrivent, hommes, femmes, enfants. A cette époque,
il y a 25 millions d'habitants en France, seulement 3 millions en Algérie.
On considère celle-ci comme un pays presque vide. Et, s'il le faut, on le
videra de ses quelques habitants, pour occuper leurs terres. Des formes de
propriété collective et privée existent en Algérie, avec des titres?
Qu'importe! Dans la furie du brigandage, ces papiers, rédigés en arabe,
sont raflés, brûlés. Un nommé Berbrugger, archiviste de formation, récupérera
d'ailleurs certains des documents échappés au feu dans des grands sacs
à blé et fondera la bibliothèque d'Alger. Rapidement, la ville est vidée
de ses anciens habitants, qui fuient en Tunisie, en Syrie, au Maroc.
Des durs à cuire, des aventuriers, des fils de famille couverts
de dettes, et également des «gants jaunes» comme on dit à l'époque,
des nobles désargentés qui cherchent à recréer la féodalité qu'ils
ont perdue en France, tel le baron de Vialar, qui s'installera dans la
Mitidja. N'oublions pas que la France de cette époque est la France de
Jean Valjean et des Misérables, un pays surpeuplé où l'on crève de faim.
Une propagande s'est mise en place pour vanter les richesses de la terre
algérienne, la possibilité d'obtenir facilement des concessions - il
suffit de confisquer les terres des indigènes. Militaires et civils, tout
le monde veut faire de bonnes affaires. Le pays est pillé et mis en coupe
réglée. Pour les musulmans, la situation matérielle est catastrophique
et leur culture est en train de disparaître. A Alger, presque toutes les
écoles d'autrefois ont été fermées.
Eh bien, non! C'est bien la République, et non la monarchie, qui
va poursuivre le travail et pousser la «populace», les artisans ruinés
par la crise, les agriculteurs sans terre, vers des villages, des colonies
agricoles créées de toutes pièces: on fait un plan, on établit un
cadastre des concessions, on baptise le village d'un nom français et on
le place sous la direction d'officiers. A chaque colon on donne un lopin
de terre. Réveil au clairon, coucher au clairon. Mais les colons, qui
arrivent souvent avec leur famille, sont sous-alimentés, épuisés par un
voyage très rude, et n'ont pas la moindre notion d'agriculture. Les
terres qu'on leur a offertes sont des pâturages à chèvres, exploités
jusque-là par des semi-nomades, couverts de diss, sorte de petits palmiers qui plongent leurs racines très
profondément dans le sol et ne s'arrachent donc pas facilement... Vous
imaginez le résultat. Un grand nombre d'arrivants mourront de faim et à
cause des épidémies.
Si. Il y a un mouvement «anti-coloniste», comme on dit à l'époque,
qui souhaite un sort différent pour l'Algérie. Les saint-simoniens,
notamment, ces intellectuels qui ont puisé dans la lecture de Saint-Simon
une philosophie de la modernité, veulent apporter au peuple algérien
autre chose que le feu et la désolation. Ils voudraient installer des
lignes de chemin de fer, instituer une propriété collective solidaire,
et même établir l'égalité de la femme... L'un d'eux, Ismaël Urbain,
un métis guyanais élevé à Marseille et converti à l'islam en Egypte,
arrive en Algérie et sert d'interprète entre les communautés. C'est
dans l'armée que, vers 1845, une fois la phase de la conquête passée,
cette idéologie va commencer à se diffuser.
C'est pourtant le cas à ce moment-là. En Algérie, les
officiers jouent un grand rôle pour promouvoir une idée démocratique.
Ils ont créé des loges maçonniques très influentes, ils sont républicains
et ils prônent une politique d'assimilation. Certains militaires vont même
chercher à se poser en arbitres entre les civils prédateurs et les indigènes
qui sont refoulés. Ils tentent de créer un «monde du contact» entre
musulmans et Français, une fusion des races, et certains se marient avec
des femmes indigènes.
Et pourtant... Pour lui, la colonisation est une catastrophe, un
boulet au pied de la France. L'Algérie ne doit pas être une colonie.
Mais un «royaume arabe». D'où lui vient cette idée? Il a rendu visite
à Abd el-Kader, alors que celui-ci, malgré les promesses que lui avaient
faites les Français, était captif à Amboise; et cette rencontre l'a énormément
impressionné. Napoléon III est fasciné par ce personnage qu'il considère
comme un véritable interlocuteur et non comme un prisonnier. Il le fera
d'ailleurs transférer en territoire musulman, en Syrie. Il est également
influencé par le fameux Ismaël Urbain, qui le guide lors de son voyage
en Algérie, en 1865. Napoléon III n'a aucune confiance dans les colons,
qui refoulent les Algériens sur des territoires impossibles; il voudrait
stopper leur progression et restituer les terres aux indigènes. C'est
ainsi qu'il demande à l'armée de réaliser un relevé cadastral, tribu
par tribu - un énorme travail - et qu'il fait marquer les limites des
propriétés tribales avec des pierres levées, première étape du sénatus-consulte
de 1863. Il veut redonner une histoire et une mémoire aux Algériens.
Pour la première fois, on entend les indigènes. Pour la première fois,
on les reconnaît.
Ils nourrissent une opposition farouche à Napoléon III et ils
se révoltent. A Alger, ils organisent des manifestations violentes contre
l'armée, dressent des barricades - déjà! - et puis, voyant que cela ne
les mène à rien, ils prennent la tangente, feignent d'aménager la réforme
et trouvent une formidable astuce: organiser la propriété privée. Bien
sûr, il s'agit de la proposer à tout le monde, Algériens compris. Mais
ceux-ci n'ont aucun moyen d'acheter les terres. Résultat: l'ancienne
propriété collective est désintégrée. La dépossession des terres
peut continuer.
Napoléon III voulait leur en donner la possibilité. Il échouera,
là aussi: les colons réussissent à faire adopter le principe selon
lequel la citoyenneté impose obligatoirement l'abandon du «statut
personnel», dont le droit à la polygamie. Devenir français signifie
ainsi pour les musulmans rompre avec leur communauté. Donc, très peu
d'Algériens l'accepteront. Le rêve du royaume arabe est mort. Et, pour
les Algériens, c'est une terrible désillusion: ils n'ont plus personne
pour les défendre. On en trouve encore le souvenir aujourd'hui: dans le
trésor de la jeune mariée, en Algérie, on n'oublie pas d'ajouter une pièce
à l'effigie de Napoléon III en guise de porte-bonheur. |
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L'Express du 14/03/2002 L'Algérie passe de l'autorité des militaires à celle des
colons. A Paris, dès ce moment-là, les colons vont organiser leurs
lobbys de manière magistrale, faisant pression sur les hommes politiques
et les députés. A chaque projet de réforme pour l'Algérie, les colons
trouveront un moyen de le détourner, de le dénaturer. D'abord, ils tempêtent,
manifestent, élèvent des barricades. Puis font semblant de se soumettre
et démolissent pièce par pièce l'édifice. Cette fois, ils vont
s'acoquiner avec les... républicains. Une liaison contre nature entre la
gauche et les colonisateurs, qui montrera ensuite une continuité
remarquable.
Oui. Le territoire a été divisé en trois départements français,
trois préfectures, avec des municipalités et une administration
exactement semblable à celle de la France dès 1848. En pleine terre
d'islam, on trouve des villages avec leur place, leur église et leur école.
Mais les deux communautés sont plus que jamais séparées. Après 1870,
les Français veulent raser tout ce qui avait été fait par le régime de
Napoléon III. Depuis l'abolition du régime militaire, les civils
plastronnent et écrasent les indigènes de leur mépris. En 1867, ces
derniers ont connu un autre drame: 500 000 personnes, presque
exclusivement indigènes (sur une population totale de 3,5 millions), sont
mortes de la famine et des maladies. Cela a commencé par une épizootie,
puis la variole, le typhus, la typhoïde ont suivi... Des tribus entières
ont disparu. On a vu les routes du Sud jalonnées de cadavres d'êtres
humains et d'animaux. Seule la Kabylie a été épargnée et a aidé les
survivants.
C'est un mythe! Après la prise de l'Alsace et de la Lorraine par
les Prussiens, beaucoup d'Alsaciens sont en effet venus tenter leur chance
en Algérie, s'installant notamment sur les terres que l'on avait prises
aux tribus en révolte. Mais la plupart sont repartis, ne supportant pas
les conditions de vie.
Dieu sait qu'il va faire couler de l'encre! Adolphe Crémieux,
ministre de la Justice, qui effectuait de très nombreux voyages en Algérie,
leur donne le régime civil et la citoyenneté française. La mesure a
surtout pour objet de donner aux républicains, qui sont au plus bas à ce
moment-là, un électorat supplémentaire de 30 000 personnes. Mais elle
permettra aux juifs d'Algérie de s'intégrer au fil des années dans la
communauté française.
Oui. El-Mokrani, qui appartenait à l'aristocratie algérienne,
entraîne avec lui el-Haddad, cheikh de la confrérie des rahmaniyya, qui
tenait en main le peuple kabyle. Or, une confrérie n'est pas seulement
une organisation religieuse. C'est une association de frères où on
trouve tout - auberge, hôtellerie, université, secours, orphelinat - et
qui se donne des rites spécifiques symbolisés par le chapelet et des
mots de passe religieux, alliant ainsi l'islam populaire et l'islam
mystique. On ne dira jamais assez le rôle essentiel que les confréries
ont joué: ce sont elles qui ont conservé l'identité des Algériens. La
lutte des oulémas contre les confréries sera l'une des racines de
l'islamisme actuel... Le noble el-Mokrani et le cheikh el-Haddad, donc, se
révoltent. Une répression terrible s'abat sur la Kabylie. Une fois
encore, villages brûlés, populations massacrées... El-Mokrani se
laissera tuer et tout le système pyramidal kabyle s'effondrera. Les
Kabyles vont y perdre sinon leur vie, du moins leurs terres, leur liberté,
sinon leur identité.
Oui. La volonté civilisatrice de la France semble réelle, cette
fois. On va notamment créer des écoles. Jules Ferry, que l'on voit à
tort comme un méchant colonialiste, écrira à la fin de sa vie une
critique terrible de la colonisation, dans laquelle il dénonce l'appétit
féroce des colons. Pour lui, c'est l'école qui fait la République. Avec
des instituteurs français, les petits indigènes commencent alors à
apprendre qu'il y a deux mille ans leur pays s'appelait la Gaule et que
ses habitants étaient les Gaulois. Ainsi, au tournant du siècle, la
colonisation continue. On modernise, on construit des chemins de fer, on
aménage les villes. Le niveau de vie de certains Algériens s'élève.
Mais, dans les campagnes, le fellah, comme les colons, reçoit de plein
fouet les crises agricoles. A cause de la crise du phylloxéra en France,
on a planté des vignes en Algérie, ce qui favorise les grands propriétaires.
Un espoir est né. Dès le début du XXe siècle s'est créé un
corps d'instituteurs indigènes, formés dans une école normale, l'école
de la Bouzarea, qui deviennent les plus fidèles supporters de
l'assimilation. Ils parlent un français du XVIIIe siècle plein de charme
et veulent transmettre aux enfants indigènes leur admiration passionnée
pour la France. Ils créeront en 1922 une revue, La Voix des humbles,
organe de liaison entre les instituteurs d'origine indigène. La France
qui les fascine, c'est une France mythique, idéalisée, celle de
l'intelligence, de la solidarité, de la démocratie. C'est celle de
Victor Hugo - ils ont tous lu Les Misérables. Mais elle ne ressemble pas à la France des
colons.
Tout à fait. Ils vouent à l'idéal français une fascination
qui marquera d'une manière indélébile des générations d'Algériens.
Ils croient vraiment à l'assimilation, tout en se sentant profondément
musulmans. Et, grâce à eux, les jeunes Algériens acceptent l'idée que
la France peut leur apporter quelque chose de meilleur. A ce moment-là,
il aurait donc été possible de concilier les deux communautés,
d'inventer un monde mixte, ce qu'Albert Camus a appelé le «troisième
camp». Si la France avait donné aux Algériens la possibilité de
devenir vraiment des citoyens, cela aurait pu se produire. Une belle
utopie...
Clemenceau va le tenter en 1919. Pendant la Première Guerre
mondiale, les Algériens, qui n'étaient pourtant pas citoyens français,
se sont fait tuer par dizaines de milliers au nom de la France dans la
Somme ou à Verdun. Jugeant qu'ils avaient largement payé le prix,
Clemenceau tente une grande réforme pour permettre l'intégration des élites
algériennes en leur donnant la citoyenneté. Une fois encore, les anciens
«colonistes» réagissent violemment. Le projet de Clemenceau échoue.
Et, une fois encore, le vieux rêve du troisième camp retombe.
La modernisation a, au contraire, pour effet d'accentuer le fossé
entre les indigènes et les colons. Jusque-là, ces derniers avaient
besoin des Algériens, avec qui ils nouaient des rapports paternalistes,
pour travailler dans les propriétés agricoles. Avec la mécanisation,
les rapports se distendent et la condition de la population indigène
devient encore plus difficile. Le chômage est endémique... L'émigration
vers la France a également commencé. Des Kabyles en reviennent avec une
autre mentalité, ils ont parfois connu les luttes syndicales, parfois des
femmes françaises... Mais il y a autre chose. Grâce aux progrès de la médecine,
les Algériens, au début réticents, finissent par accepter la
vaccination. Leur espérance de vie s'élève, la mortalité infantile
diminue, et la population algérienne augmente bien plus vite que celle
des colons. Ceux-ci en sont terrifiés. On craint le débordement indigène
et déjà on avance l'expression de «seuil de tolérance». Les
deux communautés sont plus que jamais opposées. |
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L'Express du 14/03/2002 L'assimilation, pourtant, a fait son chemin. En France, on célèbre
le centenaire comme si l'histoire de l'Algérie avait commencé en 1830,
on habitue les Français à consommer colonial - «Y'a bon Banania!» - et
on présente les colonies comme des terres à civiliser, à éduquer. De
leur côté, certains Algériens tentent de ranimer l'idée du monde médian.
Ils veulent la citoyenneté, l'égalité. En 1936, le Congrès musulman,
qui réunit à Alger les forces religieuses et politiques, se déclare en
faveur de l'assimilation. A Paris, un projet, connu sous le nom de
Blum-Viollette, est élaboré pour donner la citoyenneté à 30 000
personnes. Immédiatement, les colons s'y opposent: manifestations
violentes, propagande intensive en France... Blum, alors en situation
difficile, préfère renvoyer l'affaire aux calendes grecques. A son tour,
le Front populaire a échoué sur la question algérienne. Pourtant, les
Algériens l'avaient voulue, cette assimilation, ils en avaient rêvé,
ils étaient prêts. Une fois encore, ils doivent déchanter. Une fois
encore, l'espoir retombe.
Oui, la déception sera terrible, et la coupure, définitive.
L'idée nationaliste est née après la Première Guerre mondiale. Le
Parti communiste, d'abord, implanté en Algérie, avait tenté d'organiser
les «Nord-Africains» en créant sa section coloniale. Il avait recruté
un personnage clef, Messali Hadj, fils de cultivateurs de Tlemcen, qui
avait fait son service militaire à Bordeaux et était plein d'admiration
pour la société française. Dans la France des années 20, celui-ci a
compris que le mot «exploitation», que l'on manie dans les milieux
syndicaux, peut s'appliquer non seulement au patron envers son employé,
mais aussi au colonisateur envers le colonisé. Messali Hadj va devenir le
chef du mouvement algérien l'Etoile nord-africaine, créé en 1926 et, en
1937, devant une immense foule rassemblée dans un stade d'Alger, il
prononce pour la première fois le mot d'indépendance. Prenant dans ses
mains un peu de terre, il déclare: «Cette terre n'est pas à vendre.
C'est la nôtre!»
Pour les Français d'Algérie, c'est d'abord une consternation de
convenance. Le mythe de la puissance française s'effondre. Ils pleurent
les malheurs de la métropole. Et puis, le choc passé, ils se réjouissent.
L'échec, disent-ils, ce n'est pas celui de la France, mais de
l'anti-France, du Front populaire, qui menaçait leurs privilèges, de la
gauche progressiste, qui avait failli faire leur malheur avec ce projet
Blum-Viollette. Tout cela est désormais écarté. Enfin, on va pouvoir rétablir
l'ordre colonial! Travail, famille, patrie... Le monde colonial se pâme
d'admiration devant Pétain, ce vieillard qui a su redonner à la France
le sens du devoir.
Exactement. Ils vont pouvoir mettre en pratique ce racisme
profond qui est finalement l'unique idéologie pied-noir. Pétain est la
«divine surprise». 95% des Français d'Algérie y adhèrent, y compris
ceux de gauche. A l'exception, évidemment, des réprouvés, sanctionnés
par le nouveau régime, les communistes, les francs-maçons, les juifs. Le
décret Crémieux est aboli. Les juifs perdent brutalement leur citoyenneté.
L'historien André Nouschi raconte comment, alors qu'il allait réclamer
sa carte d'identité, on lui a appris qu'il n'était plus qu'un «sujet
français», un indigène lui aussi, un sous-homme en somme. Un service spécial
des affaires juives est créé sous la direction de Pierre Gazagne: les «suspects»
sont envoyés dans des camps de travail dirigés par la Légion, employés
aux travaux forcés pour la construction du Transsaharien, retenus dans
des conditions d'hygiène effroyables, torturés à la moindre peccadille.
Les biens et les entreprises juifs sont «aryanisés», confisqués et
confiés à des syndics français qui empochent les bénéfices. On
interdit même l'école à quantité d'enfants juifs, ce qu'on n'a pas
fait en France. Et tout cela est mené avec la bénédiction du clergé.
Les Français d'Algérie célèbrent la Révolution nationale du Maréchal,
qui les préserve à la fois de l'occupation allemande, de la concurrence
juive et du nationalisme arabe!
Ils ont, bien sûr, versé leur sang aux côtés des soldats français
pendant la «drôle de guerre». Mais la plupart d'entre eux restent
spectateurs des événements. Seul Ferhat Abbas, farouche
assimilationniste, envoie un mémorandum à Pétain pour lui demander de
s'occuper du sort des musulmans. Il reçoit un accusé de réception
promettant que le Maréchal se penchera sur la question. En vain. La requête
de Ferhat Abbas restera sans suite. En revanche, l'Etat français aura ses
musulmans de service, situés au premier plan des manifestations
patriotiques et arborant leurs décorations pendantes. Pour l'essentiel,
le régime de Vichy fige les choses; plus rien ne bouge.
C'est certain. Certains Algériens ont vu dans l'occupation
allemande la possibilité d'être aidés contre l'occupation française.
Un groupe dissident du Parti populaire algérien (PPA), appelé Carna
(Comité d'action révolutionnaire nord-africain), prend même contact
avec les Allemands, dès 1939, afin de bénéficier d'un soutien et de
recevoir des armes. Messali Hadj désavoue ses membres et les exclut du
PPA. Mais, chez les jeunes, l'apparition de Hitler dans les salles de cinéma
est saluée par des tonnerres d'applaudissements. On ne peut pas nier
cette vérité. Du reste, les Allemands vont libérer les prisonniers
politiques algériens détenus en France. La propagande nazie à
l'intention des Maghrébins est très intense. L'Algérien Mohammed
El-Maadi et le Tunisien Abderrahmane Yassine prêtent leurs voix à des émissions
en arabe et en kabyle à destination de l'Algérie et de la Tunisie. Les
Allemands recrutent de nombreux volontaires maghrébins dans le cadre de
l'organisation Todt. A ce moment-là, l'émigration algérienne vers la
France devient très importante. Et la Légion des volontaires français
se dote d'une branche maghrébine qui va jouer un rôle notable au
Proche-Orient et jusqu'en Crimée.
Oui, avec l'arrivée des Américains. Roosevelt a mis sur pied un
débarquement en Afrique du Nord pour partir à la conquête de l'Europe
par le sud. A première vue, l'Algérie n'est qu'un théâtre d'opérations:
le 8 novembre 1942, «Allô, Robert, Franklin arrive», selon le code
choisi pour annoncer le débarquement. Mais, en réalité, c'est un événement
déterminant pour la suite. Les Français n'ont absolument pas saisi la
portée de cette journée. Pendant vingt-quatre heures, il y a des échanges
de coups de feu et des victimes: obéissant à Vichy, les Français répliquent
comme ils peuvent au déferlement. Mais les combats s'arrêtent très
vite. Les Américains n'ont aucun mal à entrer à Alger. Là, c'est la
stupeur! On voit des Noirs et des Blancs marcher ensemble, et on s'étonne
devant ces boys décontractés assis sur des drôles de véhicules, les
Jeep. Est-ce que vous imaginez le contraste avec une armée française
encore équipée de bandes molletières? Alger est fascinée, d'autant
plus que les GI distribuent chewing-gums, chocolat et pain blanc. Derrière
ces images, quelle est la réalité profonde? Pour la deuxième fois en
trois ans, la fameuse armée française reçoit une raclée! Mais, cette
fois, cela se passe directement sous les yeux des Algériens. Ils
constatent qu'un nouvel occupant vient d'arriver sur leur sol. Au vu et au
su de tous, les décisions ne sont plus prises par des Français, mais par
des Américains. Les Algériens touchent du doigt la vulnérabilité et
l'effondrement français. Une révolution intellectuelle s'opère: les Algériens
se mettent à penser que le moment est venu de réagir.
On voit la montée en force de nouvelles figures, comme Lamine
Debaghine, jeune et brillant médecin, qui s'impose à la tête du PPA. Le
PPA avait été fondé par Messali Hadj en 1937, après la dissolution de
l'Etoile nord-africaine - décidée par le gouvernement Blum, eh oui! pour
cause d'idéologie séparatiste. Résultat, le PPA se radicalise et parle
d'emblée d'indépendance. Sous l'autorité de Lamine Debaghine, ce parti
exprime, dès l'arrivée des Américains, le regret d'avoir manqué une
occasion historique en vue de l'indépendance. A partir de là, le PPA
n'aura de cesse de revenir sur ce qu'il considère comme une grave erreur.
De l'autre côté de l'échiquier algérien, on trouve les «associationnistes»
autour de Ferhat Abbas, et les oulémas, le parti religieux, en principe
apolitique mais qui va finir par s'investir dans la lutte nationale.
Le fait de voir les Français s'entre-déchirer, voire
s'entre-tuer, achève de discréditer la France et nourrit l'aspiration à
l'indépendance. Prenez l'assassinat de Darlan, en décembre 1942. C'est
un épisode lamentable qui projette sur le devant de la scène le comte de
Paris, lequel vivait en exil au Maroc. A la faveur de la pagaille
politique, ce dernier est sollicité pour une restauration monarchique,
avec le titre potentiel de «lieutenant général du royaume», par une
brochette de politiciens, dont certains avaient même préparé l'arrivée
des Américains. Ajoutez à cela la querelle entre Giraud, qui a
l'obsession d'être commandant en chef des armées, et de Gaulle, qui
n'est même pas informé du débarquement allié et va se rendre à Alger
seulement en mai 1943. Quant aux Américains, leur image de libérateurs
s'effrite dès lors qu'ils réquisitionnent les plus belles villas et
montrent qu'ils ne manquent de rien alors que la faim sévit dans les rues
d'Alger.
Effectivement. Alors que Giraud, imposé à la tête de l'Algérie
par les Américains, le reçoit de manière glaciale et exige une réception
en catimini, les partisans du Général présents à Alger - notamment
Louis Joxe et René Capitant - rassemblent en secret des sympathisants
gaullistes. Résultat, de Gaulle fait un triomphe et finit acclamé par la
foule. Roosevelt, conscient de la nullité de Giraud, lui envoie Jean
Monnet comme éminence grise et lui impose de rétablir la légalité républicaine
en échange d'un armement moderne. Giraud s'incline et prononce un
discours écrit par Monnet, dans lequel il annonce des mesures démocratiques
qui vont immédiatement effrayer les Français d'Algérie. Giraud ne fera
pas long feu. Lui succèdent les résistants, fin 1943, qui fondent le
CFLN (Comité français de libération nationale). C'est la réapparition
des assemblées délibératives, des partis politiques, le retour de
leaders venus de France et, surtout, la libération des communistes des
camps de concentration du Sud algérien.
Oui, mais pour une seule raison: on a besoin, du point de vue
gaulliste, de faire la preuve que la France est encore une grande nation,
capable de se relever. Et, notamment, de disposer de nouveau d'une armée
puissante. Or les pieds-noirs vont beaucoup contribuer à cette nouvelle
armée: les jeunes, en particulier, se sont engagés en masse dans les
corps francs d'Afrique, qui vont participer activement à la libération
de la Tunisie. La moitié des engagés périront, notamment durant la
prise de Bizerte, contre les blindés allemands. Et ce sont eux qui
entreront les premiers à Bizerte. Même si les Forces françaises libres,
qui s'étaient battues vaillamment en Tripolitaine, en particulier à Bir
Hakeim, leur volent la vedette lors du défilé victorieux à Tunis, en
mai 1943. L'armée d'Algérie se modernise avec le matériel américain,
se gonfle par la mobilisation des jeunes classes des deux communautés;
elle saura s'illustrer sur les théâtres italiens. |
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L'Express du 14/03/2002 Fin avril 1945, le fameux Pierre Gazagne, secrétaire du
gouvernement général dirigé par Yves Chataigneau, profite de l'absence
de celui-ci pour exiler Messali Hadj et arrêter les dirigeants du PPA,
dangereux séparatistes, au moment où la France, ruinée, a besoin de son
empire pour revendiquer son titre de grande puissance.... Dès lors,
l'atmosphère va se détériorer, jusqu'au drame du 8 mai 1945.
Oui. A Sétif, capitale du nationalisme montant, les Algériens
se joignent au défilé des Français qui se rendent vers le monument aux
morts. C'est mardi, jour du souk, et un grand nombre de montagnards sont
présents. Un jeune ouvrier déploie le drapeau vert-blanc-rouge, symbole
de l'indépendance. La police veut s'en emparer et tire. C'est la panique.
Les montagnards, qui croient au traquenard, se ruent sur la ville française
et massacrent avec des couteaux de boucher et des bâtons. Parmi les
victimes, on trouve des modérés du «troisième camp», tels le maire de
Sétif, ou Albert Denier, le secrétaire du Parti communiste, qui aura les
deux mains tranchées.
Oui. Le même soir, à Guelma, à 160 kilomètres de là, le
commissaire de police Achiari, gaulliste de la première heure, connu pour
ses interrogatoires «spéciaux» de militants communistes, à qui de
Gaulle a offert le poste de sous-préfet, fait tirer sur les manifestants,
arme les Français et les lance dans une répression effroyable: c'est la
chasse aux «merles». L'un des Français dira: «J'ai tué 83 merles.»
Peu importent l'âge, le sexe. On tue, on exécute... «Ce sont nos frères
qu'on assassine!» crient les Algériens, qui descendent des montagnes
pour épauler leurs frères... La répression va s'étendre à toute région
et durer deux mois. L'aviation et la marine françaises bombardent les
attroupements au jugé. Il y aura des milliers de victimes.
On les a volontairement laissés dans l'ombre. A la demande du
gouverneur Chataigneau, le commissaire de police Bergé rédigera deux
rapports (à Guelma, il a vu de ses yeux les charniers) qui seront ignorés.
Peu après, le général Tubert sera envoyé à son tour pour enquêter.
Un ordre venu de Paris lui interdira de continuer: il émane du général
de Gaulle lui-même! Le silence se fait. Le Parti communiste se tait lui
aussi. A la fin de la guerre d'Algérie, les archives civiles relatant les
événements seront expédiées par navires de guerre, puis verrouillés
au centre d'Aix-en-Provence. En 1985, grâce au conservateur - qui sera
sanctionné pour cette initiative - j'ai pu consulter les rapports de Bergé:
c'est le document le plus bouleversant que j'ai jamais lu de toute ma vie
de chercheur. Quant aux archives militaires, partiellement ouvertes en
1990, elles ont été nettoyées: la correspondance du général Raymond
Duval, commandant de la division du Constantinois en 1945, a été tronquée
de la période du 8 au 11 mai. Nous ne sommes toujours pas capables de
regarder notre histoire en face.
Bien sûr! Car avec eux disparaît tout espoir de réconciliation
entre les deux communautés. Le jour où la Seconde Guerre mondiale se
termine, en voyant les chapelets de bombes lancées par l'armée française
sur la Petite Kabylie, en entendant les bruits sourds des canons de
marine, on comprend en Algérie que toutes les illusions sont perdues.
Entre Français et Algériens, il y a désormais un flot de sang. Tout est
fini. Le «monde du contact», c'est une utopie. Ce jour-là, en leur for
intérieur, nombre d'Algériens décident de se battre pour l'indépendance.
Absolument. La guerre d'Algérie a commencé le 8 mai 1945. |
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L'Express du 14/03/2002 Le gouvernement français veut pacifier l'Algérie. En mars 1946,
l'amnistie cherche à effacer le traumatisme des «événements» et à
permettre aux deux communautés de vivre ensemble: les détenus algériens
sont libérés. La poussée à gauche du corps électoral français permet
d'envisager des mesures démocratiques. Or le statut de l'Algérie de 1947
est pour le moins conservateur: il rejette l'option fédéraliste, affirme
la souveraineté française sur un «groupe de départements» et crée
une Assemblée algérienne en apparence paritaire. Français d'Algérie et
Algériens condamnent ces mesures: «Caricature de statut!» dénonce
Ferhat Abbas. La pression des colons aboutit au rappel d'Yves Chataigneau;
il est remplacé comme gouverneur général par un socialiste
nationaliste, Marcel-Edmond Naegelen. Ce dernier est resté dans
l'histoire comme le maître du truquage électoral. Le MTLD (Mouvement
pour le triomphe des libertés démocratiques), héritier du PPA, semblant
capable d'arracher un triomphe aux élections du printemps 1948, il
organise le bourrage des urnes et, le 3 avril, veille du premier tour, 32
candidats du MTLD sur 49 sont arrêtés. Dès lors, tout dialogue est
impossible. Chaque camp se prépare. Les autorités exercent, contre les
partis politiques algériens et les syndicats, des méthodes policières
violentes, la fraude politique et déjà... la torture, sous couvert d'une
panoplie juridique répressive. Dès lors, les nationalistes algériens
sont traqués, arrêtés, torturés. «Y a-t-il une Gestapo algérienne?»
interpelle, le 6 décembre 1951, Claude Bourdet, dans un article
retentissant de France Observateur.
Les Français ont commis une faute politique majeure. Cette fois, il n'y a
plus qu'une solution pour les Algériens: le séparatisme.
Oui. Le parti se divise en deux camps: les centralistes, qui
songent encore à jouer un rôle municipal, et les messalistes, partisans
de l'action, qui en ont assez de ces intellectuels bavards qui n'agissent
pas. Certains d'entre eux créent, en 1947, l'Organisation spéciale,
embryon d'armée secrète. En 1950, elle sera découverte, traquée. Ses
membres, appelés les «lourds», entrent dans la clandestinité. Rassemblés
au sein d'une nouvelle organisation, le Crua (Comité révolutionnaire
d'unité et d'action), qui deviendra le Front de libération nationale
(FLN), ils se décident à frapper fort. Le 1er novembre 1954, ils déclenchent
une vague d'attentats dans toute l'Algérie pour prouver que la révolte
est désormais nationale et ne se cantonne plus à Sétif ou à Guelma.
Contrairement à ce que prétend aujourd'hui l'historiographie algérienne,
le 1er novembre n'est pourtant pas le résultat d'un mouvement de masse,
mais celui d'une poignée d'activistes qui auraient pu être submergés si
l'armée française n'avait pas fait l'erreur de se focaliser sur les Aurès.
Désormais, l'armée va se trouver face au FLN et à sa branche armée,
l'ALN (Armée de libération nationale).
Oui. Les députés votent l'état d'urgence, qui renforce le
pouvoir de l'armée dans toute l'Algérie et permet l'ouverture des
premiers camps d'internement pour les rebelles. Ceux-ci, venus pour la
plupart du Constantinois, ont en mémoire le désastre de 1945, ils
connaissent le maquis et comprennent qu'ils doivent mobiliser le monde
rural. N'est-ce pas lui qui a toujours fait reculer les Français? Le 20
août 1955, sous l'impulsion du FLN, des milliers de fellahs déferlent
sur Philippeville et se livrent à d'horribles massacres contre les Européens.
Soustelle, écœuré, laisse l'armée riposter. La terrible répression
qui suit entraîne le développement des maquis. Désormais, c'est la
lutte à mort entre Algériens et Français.
A Paris, les lobbys politiques pieds-noirs étaient très
puissants. Et puis on croyait que si l'Algérie française disparaissait
l'économie de la France en serait très atteinte. Il y avait le pétrole,
les expériences nucléaires au Sahara... On a donc pensé que l'armée résoudrait
le problème. En 1962, la bataille militaire était en effet presque gagnée,
les maquis étaient pratiquement supprimés. Mais les Français avaient échoué
sur le plan politique: l'ensemble des Algériens étaient unis. Et le
contexte international et arabe a joué. Mis au ban de l'opinion
internationale, on ne pouvait pas tenir longtemps. L'opinion française a
viré et a soutenu le désengagement voulu par de Gaulle pour affirmer sa
politique européenne.
Tout est né de la peur. La peur qui rend imbécile, qui rend
fou. Depuis 1945, la communauté européenne avait peur d'être submergée
par le nombre des Algériens, peur d'être isolée dans les fermes, peur
du voisin, de l'épicier du quartier, peur d'être égorgé «comme des
moutons à l'abattoir»... La peur et la violence sont consubstantielles
de la colonisation. On commence par faire peur, et on finit par avoir
peur. Alors, on crie vengeance, on demande des exécutions publiques, des
camps d'internement, on légitime les massacres. L'OAS s'est calquée sur
l'OS des Algériens. La violence a toujours existé en Algérie: ce peuple
de montagnards qui avaient la vie très dure ne faisait pas grand cas des
vies humaines, et il a exercé sur les populations européennes et
musulmanes une terrible violence: meurtres, massacres, viols, incendies...
Mais nous, Français, nous avons aussi appris aux Algériens des formes de
torture sophistiquées, la baignoire, l'électricité, qui venaient de la
Gestapo... Pendant la guerre, on savait tout cela. Je faisais moi-même
partie d'un petit groupe qui dénonçait les crimes et la torture. Tout le
monde a fermé les yeux et les oreilles.
Je crois que nous avons contaminé gravement les Algériens. Nous
leur avons appris que l'on pouvait jouer avec la démocratie, la truquer,
la trahir. Nous avons été d'excellents professeurs d'antidémocratie. La
guerre d'Algérie, en éliminant les élites, a empêché l'avènement
d'une société algérienne démocratique. On ne sait pas ce que veut dire
«démocratie» en Algérie. D'autre part, la disparition des confréries,
contre lesquelles se sont battus les oulémas, a joué elle aussi. Elles
étaient le dernier moyen de canaliser le sentiment religieux. Alors,
quand la jeunesse n'a plus d'espoir, quand le pays tangue au gré des désirs
de chaque dirigeant, quand la médiocratie gagne, il ne reste qu'une
chose: la religion exploitée par les fondamentalistes. Ils ont établi un
réseau qui a enserré le pays. On en est là aujourd'hui.
Je me suis battue toute ma vie pour cela, et je crois même avoir
contribué à établir quelques liens entre les intellectuels.
Aujourd'hui, il serait important pour l'Algérie, confrontée à cette
terrible violence, de comprendre l'histoire de ses relations avec la
France, de s'interroger sur les racines de son indépendance et d'en tirer
des conclusions pour établir une véritable démocratie. La France, de
son côté, a encore du mal à regarder la vérité en face. Peut-être
les jeunes, dont les parents n'ont pas parlé et qui se posent des
questions, nous obligeront-ils à reconnaître les erreurs et les horreurs
du passé? Mais je ne crois pas aux repentances ni aux mea culpa. L'histoire ne se rachète pas. |
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